Lettre d'information N°45 de l'Observatoire européen du plurilinguisme:
Remettre la langue au cœur du système éducatif pourrait passer, si l'on se réfère à l'esprit du temps, pour un retour au passé. Il est vrai que l'apprentissage de la langue maternelle (ou de scolarisation) a été l'alpha et l’oméga de l'enseignement primaire depuis son origine. L'est-il encore ? C'est une question. Mais mettre "les" langues, au pluriel, au cœur des systèmes éducatifs, c'est une révolution.
Ce devrait être une évidence, le problème toutefois étant que ce ne le soit pas pour tout le monde.
Les systèmes éducatifs, en France et ailleurs, s'enlisent dans des difficultés qui semblent les dépasser.
Nous avons fait part dans la Lettre n°44 de résultats défavorables qui contredisent le discours sur la "société de la connaissance" depuis 10 ans.
Un article sur FranceTVinfo, qui n'est pas un communiqué du ministère français de l'éducation mais qui y ressemble, semble se féliciter des progrès en compréhension en langues à la fin de l'école primaire, sur la période de 2004 à 2010, mais en revanche constate une baisse de niveau en compréhension orale et écrite à la fin du collège.
Un lecteur attentif aura remarqué qu'un élève de fin de collège en 2010 se trouvait en fin de primaire en 2006 et donc qu'il était meilleur en 2006 que ses camarades évalués en 2004, mais moins bon qu'eux six ans plus tard et ce lecteur aura conclu soit que l'enseignement de l'anglais en primaire ne sert à rien, soit que sans cet apprentissage semi-précoce, le résultat en collège eut été pire. En compréhension de l'oral au collège, 40,4% des élèves ont ainsi un niveau satisfaisant contre 51,3% six ans auparavant, et en compréhension de l'écrit 50,3% contre 51,9%. Si l'on fait la moyenne des deux, cela fait une baisse de 12 % du niveau en six ans. Et l'explication de l'inspection générale selon laquelle les élèves ont davantage travaillé l'expression orale, laquelle aurait entra&ic irc;né une baisse de la compréhension orale, est assez étonnante et un peu courte.
Tout laisse à penser que l'on est en présence de phénomènes globaux qui se passent au niveau de la société et qu'il est inutile de chercher des explications trop locales, même s'il peut en exister.
Pour prendre la question de haut pour commencer, est-on sûr d'abord que nous avons à l'école et hors de l'école une conception de la langue qui justifie la priorité que l'on prétend vouloir lui attribuer.
Rappelons que dans leur recommandation du 18 décembre 2006 le Parlement européen et du Conseil ont fixé le cadre européen des compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie lequel définit et décrit huit compétences essentielles pour l'épanouissement personnel, la citoyenneté active, la cohésion sociale et l'employabilité dans une société fondée sur la connaissance, les deux premières étant la communication dans la langue maternelle et la communication en langues étrangères.
L'utilisation du terme de "communication" est troublante. Il est vrai que l'on entend souvent dire que la langue est un "instrument de communication", formulation qui dénote une vision très réductrice et utilitariste, révélatrice d'un grand trou, d'un angle mort dans la conception de la langue. Car avant de communiquer, il faut avoir quelque chose à dire, ce qui veut dire qu'avant d'être un instrument de communication, le langage est un moyen d'exprimer sa pensée. Le grand linguiste Henri Meschonnic souligne l'ignorance spécifique qui frappe le statut du langage de notre société, ignorance qui exerce une menace non pas seulement sur la langue, mais sur chacun d'entre nous.
"Parce que, dit-il, c’est d’abord et toujours avec les mots qu’on agit, qu’on fait mal, et la question de la défense des langues n’est que l’aspect ostensible d’une ignorance, d’un oubli et d’un mépris qu’on ne mesure pas, qu’on ne connaît pas, parce que toute notre culture humaniste n’a pas appris à les reconnaître.
C’est que le langage n’est pas seulement le lieu et la matière de la communication, il est avant cela même, et pour cela, le lieu et la matière de la constitution de chaque être humain dans son histoire." (Henri Meschonnic, Carrefour Culturel Arnaud-Bernard, lundi 6 avril 2009 ).
Considérer la langue comme un outil, langue maternelle et langue étrangère, c'est les dévaloriser toutes les deux et leur ôter tout leur pouvoir d'attraction et leur pouvoir libérateur.
Heinz Wismann et Pierre Judet de La Combe avaient déjà observé dans l'Avenir des langues (2004) qu'un certain courant pédagogique avait considéré dans les années 70, que la langue devait être débarrassée de ses attributs culturels de la bourgeoisie et préconisait le remplacement des grands auteurs par la lecture des modes d'emploi d'appareils managers. En fait, cette pédagogie dite de gauche s'est montrée un parfait allié du néolibéralisme qui prêchait et prêche toujours la langue unique tout en organisant la "prolétarisation" des savoirs et des cerveaux, selon l'analyse critique que fait Bernard Stiegler de la "société de la connaissance"1.< /p>
En fait, remettre la langue au cœur des systèmes éducatifs, c'est lui redonner sa fonction fondamentale et unique qui est sa fonction interprétative de nous-mêmes, des autres et du monde, c'est-à-dire aussi sa fonction critique, sa fonction d'expression d'une pensée qui ne s'aplatit pas dans l'éphémère mais se déploie dans le temps.
Comment ne pas relier la baisse généralisée en Occident du niveau scolaire à l'irruption du numérique dans nos sociétés ?
S'appuyant sur Condillac et Diderot, Raffaele Simone, dans un écrit déjà ancien2, partant de la distinction entre langage et perception visuelle, a établi une distinction fondamentale entre l'intelligence simultanée et l'intelligence séquentielle qui intègre le temps anthropologique. Toutes les technologies numériques favorisent l'intelligence simultanée au détriment de l'intelligence séquentielle qui est le propre du langage.
L'une ne peut exister sans l'autre. La société numérique a besoin d'être interprétée comme tous les phénomènes sociaux, ce qui veut dire que l'homme ne peut pas être seulement un simple utilisateur de technologies dont il ignore le sens.
C'est cela remettre la langue au cœur du système. Personne ne semble l'avoir fait sauf les Finlandais, qui sont en tête de tous les classements PISA, en accordant une double priorité à la langue de l'enseignant et à la lecture. "En primaire, lit-on sous la plume de Inger Enkvist, Dagens Nuheter - Stockholm repris dans Le Courrier international N°1118 p.20, l'accent est mis sur la compréhension écrite, dont découlent également les bons résultats obtenus en sciences et en mathématiques, puisque les élèves comprennent ce que l'on attend d'eux [...]. Pour l'équivalent finlandais du baccalauréat, [...] l'accent est mis sur les langues et les mathématiques, c'est-à-dire sur des matières qui constituent des outils intellectuels [..]. Enseignants et pouvoirs publics insistent en chœur sur ce point. Le s élèves qui obtiennent les meilleurs résultats sont ceux qui lisent le plus. Aimer la lecture a une incidence plus grande sur les résultats scolaires que le niveau d'instruction ou les moyens pécuniaires de la famille. Et c'est en lisant de la littérature que l'on a le plus de chances d'améliorer sa compréhension écrite. Autrement dit, on ne peut pas espérer obtenir de bons résultats avec un groupe d'élèves qui ne lit pas, et l'on ne peut pas non plus attendre de miracles du rattrapage scolaire si l'élève ne lit pas parallèlement, en dehors de l'école."
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