Voici un article encourageant dans l'observatoire européen du plurilinguisme: Il y a parfois des évolutions profondes auxquelles on ne fait pas attention. C'est le cas de la manière d'aborder la question des langues dans les entreprises. La grande idée reçue, largement reprise dans le discours politique et journalistique, se réduit souvent à cela : pour faire des affaires à l'international, on a besoin d'une seule langue et cette langue, c'est l'anglais. Pas besoin d'investir dans d'autres langues moins diffusées, tout le monde parlant anglais, il est plus économique d'investir sur cette langue et sur elle seule. D'ailleurs si tout le monde parlait la même langue, on se comprendrait beaucoup mieux. Les langues sont des obstacles aux échanges. Pour faciliter le commerce, il faut imposer la langue unique.
Bien que simplistes, ces idées n'en sont pas moins largement partagées dans le corps social de la plupart des pays européens. Or, comme disait Einstein, "il est plus difficile de détruire un préjugé qu'un atome".
Les études pourtant commencent à se multiplier qui montrent que l'anglais ne suffit pas, selon l'heureuse expression de l'ancien commissaire européen chargé du multilinguisme, Leonard Orban. Progressivement, ces études changent fondamentalement la manière de traiter la question linguistique en entreprise, conduisant à une inversion complète de la perspective, petite révolution copernicienne en quelque sorte.
C'est fin 2006 que paraît le rapport ELAN, commandé par la Commission européenne à un centre de recherche britannique, qui révèle que les défauts de compétences en langues font perdre des affaires aux entreprises européennes. On peut discuter des ratios calculés. Constater en effet que 11 % des entreprises disent perdre des marchés à cause d'insuffisance en langues, ne nous dit pas le volume d'affaires impacté, mais on devine qu'il est très important.
En 2008, un nouveau rapport est publié sous l'égide de la Commission européenne à l'issue d'un Forum des entreprises pour le multilinguisme par un groupe de dirigeants d'entreprises et d'experts sous la présidence d'Etienne Davignon. Sous le titre "Les langues font nos affaires", ce rapport confirme les conclusions du rapport ELAN, appelle l'attention sur le risque de perte de compétitivité par rapport aux pays émergents qui investissent massivement dans les langues et conclut à la nécessité de promouvoir des politiques de promotion du multilinguisme à tous les niveaux des chaînes décisionnelles publiques et privées depuis les gouvernements jusqu'aux petites entreprises. Elles peuvent consister, par exemple, à investir dans la formation linguistique, employer du personnel de langue maternelle différente et assurer une bonne communication multilingue par Internet.
En Suède, une étude comparative a pu établir une corrélation entre politiques linguistiques et performances à l'exportation. Cette étude conduite sur des échantillons d'entreprises suédoises, allemandes et françaises, a conclu que les entreprises allemandes, qui avaient le plus développé des compétences en langues diversifiées, avaient de meilleures performances à l'exportation que les entreprises suédoises beaucoup plus polarisées sur une seule langue, les entreprises françaises se trouvant en situation intermédiaire.
En Suisse, des études menées notamment sous la direction de François Grin, font apparaître que si la Suisse devait se priver de ses compétences plurilingues, elle serait appauvrie d'environ 9 % de son PIB.
Parallèlement le projet DYLAN (Dynamique des langues et gestion de la diversité, 2006-2011) rassemble une grande quantité d'observations qui font apparaître entre les philosophies d'entreprises, les représentations des acteurs et les pratiques quotidiennes des réalités infiniment plus complexes que tout ce que l'on pourrait supposer d'entreprises qui font parfois du tout anglais un marqueur d'identité exclusif quasi sacré. D'autres équipes managériales ont des orientations opposées faisant d'un plurilinguisme flexible et à géométrie variable, n'excluant évidemment pas l'anglais, le fondement de stratégies mondiales pertinentes. Une première étude publiée par l'équipe de l'Université de Bâle sous la direction de George Lüdi est à cet égard très éclairante.
Nous disposons par ailleurs d'enquêtes menées sur des régions déterminées, ainsi en Lorraine, en Alsace et en Catalogne, qui nous montrent comment les entreprises s'insèrent dans des réseaux de proximité et des réseaux mondiaux, dans lesquels les langues seront un instrument incontournable, une forme d'adaptation au milieu par rapport auquel l'anglais apporte une réponse partielle mais ne couvre absolument pas tous les besoins.
Le Rapport au Parlement sur l'application de la loi du 4 aout 1994 comporte également des informations très intéressantes sur les politiques et les pratiques développées dans de grandes entreprises internationales en France.
On pourrait croire que ce genre de considération ne concerne que les pays non anglophones. Il n'en est rien. Au Royaume-Uni, on s'inquiète sérieusement des conséquences du déclin de l'apprentissage des langues vivantes. La fascination pour un monde monolingue et monoculturel, dont le déclin des langues vivantes est un symptôme, est à la fois insensé et source d'une profonde inquiétude des plus hautes institutions éducatives et du patronat britannique. La dernière étude réalisée à la demande de la Confederation of British Industry a conclu que les langues dont les entreprises ont le plus besoin sont en priorité le français, l'allemand et l'espagnol, suivis du polonais et du chinois. Aujourd'hui, le British Council a pris l'initiative, avec de nombreux partenaires dont l'OEP, d'un projet européen, Rich Langage Europe-L'Europe riche de ses langues, dont l'objectif est de développer le multilinguisme (plurilinguisme) en Europe, y compris bien sûr au Royaume-Uni.
La Commission européenne a intégré toutes ces tendances profondes de la société européenne qui bouleversent les idées reçues. Déjà, la communication de la Commission européenne de 2008 Multilinguisme : un atout pour l'Europe et un engagement commun comportait des orientations qui exigeront encore des années avant d'être traduites dans les faits, d'autant qu'elles nécessitent la détermination des gouvernements nationaux qui fait souvent défaut, ceux-ci signant parfois des résolutions comme par distraction et s'employant à faire le contraire de ce à quoi ils se sont engagés.
La Commission européenne a ainsi opéré une petite révolution copernicienne dans la manière de traiter la question des langues dans l'entreprise, en cessant de considérer les langues comme des obstacles aux échanges, mais plutôt de prendre les peuples tels qu'ils sont, de respecter la diversité des langues et des cultures même quand on a affaire aux consommateurs et aux travailleurs, et de voir dans la diversité linguistique et culturelle une richesse tout à fait considérable à intégrer dans les stratégies d'entreprises, ce dont beaucoup savent parfaitement jouer aujourd'hui.
A cet égard le projet CELAN (réseau pour promouvoir la compétitivité et l'emploi par des stratégies linguistiques), dans lequel l'OEP est engagé, est exemplaire. Sur la base d'une meilleure connaissance des pratiques linguistiques des entreprises et surtout de leurs besoins, il vise à mettre à leur disposition des ressources pour que les langues deviennent pour elles un avantage compétitif.
Au delà de l'aspect économique, qui peut apparaître à certains réducteur, les implications civilisationnelles sont considérables.
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